Le Patrimoine

  • Texte de Jean-Patrice Calori,
    Dans le cadre de la conférence "Construire le Patrimoine du XXIe siècle
    à l'Etablissement Public Paris-Saclay
    20 septembre 2015

Ce qui est particulier, c’est qu’il y a une charge affective portée aux constructions déclarées comme patrimoine. C’est comme si on voulait les figer les choses dans un passé un peu nostalgique. Nous, architectes, avons parfois du mal à traduire et communiquer le paradoxe simple, qui dit que l’existence, longue, d’un bâtiment passe par sa capacité à être réinvesti, revisité et démystifié.
Il y a à la fois aujourd’hui une dramatisation de la valeur réelle ou bien à contrario un mépris et une absence de regard sincère et pragmatique sur ce qui peut être un patrimoine. Cette sensibilité parfois exacerbée est sans doute issue d’une angoisse sur la conservation du passé, or c’est le monument qui est là pour être le fusible de la conductibilité de la mémoire.
Dans le patrimoine, il n’y pas, et loin de là, que des chefs d’œuvres – Il n’y a pas que le Machu Picchu  ou le Parthénon dans la vie ! Et les anciens aussi, construisaient mal – dit Souto de Moura.
Pour nous, ce qui est patrimoine, c’est ce qui mérite de se transformer. Alors je dis patrimoine, pas monument historique, classé, qui entre dans le monde de la restauration, de la conservation et là c’est autre chose car il est extrait d’une vie « normale » de bâtiment. Donc je parle plutôt de tout ce qui pourra être revisité, réutilisé, à l’aune des nouvelles questions qui, entre temps, auront émergé. Le reste, les autres bâtiments seront peu à peu détruit.
On pourrait dire que ce qui est prototype, unique, précieux, va être détaché et protégé du principe de transformation, pour être muséifié. Le patrimoine en revanche entre dans la catégorie des bâtiments sériels qui vont pouvoir continuer une vraie vie en mutant. Et là, ce qui me paraît important, c’est de voir et savoir quel type de bâtiment pourra avoir une deuxième vie, quelles caractéristiques il doit posséder pour pouvoir se transformer. Je dirai que ce seront ses capacités de résistance, comme par exemple la qualité de son système constructif, sa structure, qui feront sa qualité patrimoniale. La capacité à résister, ce n’est pas justement d’empêcher la transformation, mais au contraire d’avoir suffisamment de qualités intrinsèques pour que le processus mérite d’être engagé : un mélange entre capacités de résistance et capacités d’acceptation. Comprendre ce qui aujourd’hui peut être patrimoine, peut permettre d’anticiper ce qui pourra l’être demain.

Voici quelques exemples, comme la mosquée de Cordoue, merveille géométrique et architecturale, une nappe à la structure sérielle, une trame incroyable, cinétique qui un jour se « prend sur la gueule » une église chrétienne, comme un vaisseau spatial qui aurait atterri dans une forêt dense. Ce nouveau bâtiment a un sens et des codes qui lui sont étrangers. Eh bien malgré tout, la force inouïe de ce projet par sa structure répétitive, par la magie qu’elle dégage, accepte quand même l’ovni…
Sainte Sophie, qui fait le chemin inverse et devient musulmane, où les couches et les strates induits par les sursauts de l’histoire institutionnalisent le blasphème comme un mouvement inévitable et somme toute assez inévitable…
Je pense aussi aux arènes d’Arles, longtemps coagulées et agglomérées par la ville médiévale, qui ont été nettoyées et récurées entre temps, mais qui, par leur principe structurel, leur géométrie, avait résisté, avait donné leur enceinte, leurs gradins comme fondations, leurs pierres pour construire les maisons, le centre prenant la fonction d’une place.

Des exemples emblématiques plus récents qui illustrent un travail sur le patrimoine qui par cela continue à vivre: les grands hôtels de belle époque de la côte d’azur, transformés en appartements dans les années 30.

La réhabilitation de la tour Bois le Prêtre est un travail remarquable parce que le support, le projet de Raymond Lopez était intéressant typologiquement, parlant avec ses demi-niveaux. Finalement, le patrimoine, c’est un contexte comme un autre, avec ses potentialités, ses limites, sa résistance et sa fragilité aussi.
A Nice au quartier des Ponchettes, belle pièce urbaine projetées par les urbanistes turinois, nous avons tenté de réveiller la promenade haute, sur les toits où Nietzsche s’était sans doute promené. Mais nous ne l’avons pas abordé avec peur et paralysie face au poids patrimonial, mais plutôt comme une matière à projet, une matrice pour réactiver la toiture dans son état initial d’espace public, et dans l’entre deux, à nettoyer et restaurer de l’autre pour refaire émerger un ordonnancement perdu au fil du temps. Mais si on parle de patrimoine, il faut évidemment aborder la question des infrastructures. Les routes, chemins qui appartiennent comme des traces indélébiles au sol, qui sont encore plus résistants que les bâtiments, en ce qu’ils ont scarifié le territoire, gravé la topographie, physiquement et juridiquement. Comment ne pas se poser la question des grands échangeurs, des bretelles, ouvrages d’arts au devenir incertain ? A l’occasion du workshop européen de l’école d’architecture de Paris-Val de Seine auquel nous avons été invités Bita AZIMI et moi-même, pour encadrer des étudiants, cette problématique a été abordée, posant la question du futur de l ‘échangeur de Bercy. C’est effectivement dans les écoles d’architecture que ces thématiques doivent être initiées non pas d’un point de vue de la conservation mais par la transformation.

Ainsi dans le cadre du master à l’école d’architecture de Versailles nous avons fait travailler les étudiants sur le bâtiment de SUPELEC sur le plateau de Saclay.  Nous avons tout d’abord montré des exemples d’intervention sur le patrimoine, de modifications pour désacraliser ce qui est déjà là. Nous avons voulu exprimer comment un bâtiment existant pouvait être une belle matière à projet, une contrainte magnifique, un contexte à valoriser, sublimer comme un terrain, une topographie… Les projets des étudiants ont illustrés plusieurs modes ou angles d’intervention sur le bâtiment de SUPELEC, issu d’une modernité tardive, architecture avec un petit A, mais en capacité à accepter transformations, mutations.  Référence n’est pas révérence…

Le temps fait se poser à un bâtiment la question de son sens, de ce qu’il représente, ou représentera des années après son achèvement. De quoi parlait-il et de quoi devrait-il parler maintenant ? Nous construisons actuellement le projet de l’ENSAE sur le plateau et à travers ce projet de pôle universitaire et de recherche, nous poursuivons le travail que nous avons entamé dans le sud de la France. En écho à ce que j’ai évoqué précédemment, sur ce qui peut faire « patrimoine », nous avons poursuivi à Saclay une réflexion, une recherche sur la structure en tant que vecteur de l’architecture de nos projets.  Nous avons imaginé cette structure comme média du rapport étroit, ténu, subtil que ce mode constructif et constitutif du bâtiment, peut entretenir avec le paysage. C’est un système qui se donne à voir, autant structure que façade, exo-structure en l’occurrence, et elle est notre instrument de rigueur, d’ordre et de résistance future. C’est un squelette-dispositif qui servira peut-être de support à une future transformation. Dans sa capacité à poursuivre ou démarrer une seconde vie ce bâtiment appartiendra au patrimoine. Ou bien peut être ce projet sera considéré comme un monument, un chef d’œuvre et il sera restauré, conservé, muséifié…mais de  cela on doute ! La structure, qui d’ailleurs permet une flexibilité intérieure totale à l’ENSAE, mais qui est parfois très présente comme dans notre projet du Pôle Petite Enfance de la Trinité, eh bien la structure est notre position, notre réponse vis à vis de la question du patrimoine futur : certains types de recherches architecturales se portent sur les peaux, les enveloppes, posent d’autres questions vis-à-vis de leur conservation ou  de leur transformation.

Au Cap Martin, la villa E1027 d’Eileen Gray, le cabanon de le Corbusier le patrimoine moderne du 20ème siècle, après quelques vicissitudes, ont été restaurés par un architecte en chef des Monuments Historiques qui a apporté sa vision de la conservation, très fidèle et minutieuse. C’est maintenant un musée. Comme la villa Kerylos à Beaulieu.

Nous aimons bien cette phrase de Milan KUNDERA « tout amour excessif et une amour coupable… » qui s’étend à tous les domaines de la vie…

Jean-Patrice Calori